Un des plaisirs de la littérature est de relire. Lire, c’est bien. Mais laisser plusieurs années passer, prendre de la bouteille et se replonger dans un bouquin quand le cœur vous en dit, en particulier lorsqu’il s’agit d’un roman fleuve comme Monte-Cristo, c’est la promesse de retrouver ce petit quelque chose qui vous a fait frémir la première fois quand vous étiez ado, avec en plus l’assurance de déceler des choses qui vous avaient échappé la première fois, et de découvrir une profondeur insoupçonnée.
Je crois me rappeler que j’ai lu Le Comte de Monte-Cristo à la fin du collège ou au début du lycée. Cela s’est fait après Les Trois Mousquetaires et Vingt Ans après, mais avant Le Vicomte de Bragelonne, découvert un peu plus tard. C’était une édition en trois volumes au Livre de poche, à l’époque des tranches jaunes :
Edition bon marché, pas l’édition Pléiade ou celle en Bouquins Laffont (réputée être celle de référence) mais à cet âge, on s’en fiche pas mal. D’autant qu’après les Mousquetaires et Vingt Ans après, je commençais à devenir sérieusement mordu de Dumas. Il me fallait de la page dumasienne, qu’importe qu’elle provienne d’une édition bon marché ou d’une édition plus onéreuse. Monte-Cristo constituait une étape supplémentaire à cette passion. On quittait le roman historique pour une histoire de vengeance se situant à l’époque contemporaine à Dumas. Plus de costumes de mousquetaires mais le costume sombre des jeunes hommes romantiques du XIXè siècle à la Antony. Fini l’humour, place à un grand esprit de sérieux. Il y a bien dans Monte-Cristo une sorte de frivolité mondaine dans certains chapitres mais à part cela, noir c’est noir comme disait l’autre. Malgré cette différence notable entre les eux univers, j’ai été conquis, totalement captivé par les efforts de Dantès pour parvenir à ses fins.
Dix années plus tard, je l’ai relu. Curieusement je n’ai aucun souvenir de cette relecture.
Et quinze après, il y a quelques semaines de cela, j’ai entrepris (et achevé) une troisième lecture. Ce désir de s’y replonger venait d’une fiction radiophonique. Le 24 décembre dernier, la Olrik family était dans la voiture pour un voyage de trois heures. Objectif : rejoindre Saumur pour y passer le réveillon avec les parents. Pour le voyage j’avais prévu non pas d’écouter de la musique comme je le fais habituellement mais d’écouter des épisodes d’une adaptation de 1980, podcastés sur le site de France Culture. A la fin du trajet, alors qu’il faisait nuit et que nous apercevions sur une des rives de la Loire le château de Saumur tout paré de ses éclairages de Noël, retentissait la voix du bon abbé Faria, donnant à Dantès ses ultimes conseils avant de passer l’arme à gauche. Silence sépulcral dans la voiture, tout le monde écoutait religieusement cet instant. Cela ne faisait pas tellement esprit de Noël, pas vraiment Dino chantant Jingle Bells, et pourtant, quelle claque ! A tel point que je n’avais qu’une envie, que le réveillon passe le plus vite possible pour que je puisse revenir à la base et me plonger dans une nouvelle lecture.
Deux jours plus tard je m’y remis, avec un rythme quotidien de cent pages minimum par jour. Douceur de ces vacances de Noël 2018 durant lesquels j’alternais des footings dans la froide campagne et des moments passés au chaud, sur le plumard à calotter de la page, avec cette hâte fébrile de relire certains passages qui m’avaient marqué, parmi lesquels l’insulte d’Albert de Morcerf dans la loge de Monte-Cristo, ou encore le terrible châtiment de Villefort. Aucune réserve, aucune déception. La relecture, bien que connaissant la structure générale de l’histoire, a permis de redécouvrir des détails oubliés appartenant aux multiples sous-fils de l’intrigue. Car Monte-Cristo, c’est un peu une vaste cathédrale narrative. Autant certains chapitres des Trois Mousquetaires peuvent parfois avoir une utilité discutable, autant il est difficile de repérer du gras parmi les 117 chapitres de Monte-Cristo. Le tissu narratif est d’une incroyable densité. Il arrive parfois que l’on ait l’impression d’un chapitre moins utile. Mais quelques chapitres plus tard on s’aperçoit qu’en fait, non, ce que Dumas y a raconté est pertinent, n’est en rien gratuit, relativisant ainsi la légende du Dumas qui tire à la ligne.
Apprécier cette cathédrale, ou si l’on préfère ce tissus comportant motifs et sous-motifs, n’a pas été le moindre des plaisirs. Mais peut-être que le principal plaisir a été de retrouver le personnage du Comte. Après sa deuxième naissance, c’est-à-dire lorsque Edmond Dantès devient Monte-Cristo, la fascination est totale. Rarement un personnage de roman n’a eu un tel magnétisme. Il faudrait inventer une expression s’inspirant du cinéma pour résumer l’effet de ce personnage tout puissant à côté duquel Jacques Vautrin apparaît comme un aimable plaisantin. Il ne crève pas l’écran mais il « crève la page ». Des personnages discutent dans un salon, Monte-Cristo entre dans ce salon, et tout de suite on guette la moindre de ses répliques, on s’en repaît, on les savoure voire on les relit plusieurs fois tant son magnétisme est grand. Et même quand il est absent, lorsque des personnages parle de lui (et même lorsqu’ils n’en parlent pas), on ne peut s’empêcher de rêver à son ombre implacable qui plane sur ce Paris mondain. C’est un personnage invincible, quasi divin, fruit de quatorze années d’incarcération durant lesquels il est passé à un stade supérieur grâce à l’enseignement d’un génie universel nommé Faria. A aucun moment on ne doute de la réussite de sa vengeance (enfin si, justement après cette histoire d’insulte dans sa loge à l’opéra, mais chut !). On pourrait croire que tant de puissance et si peu de fil à retordre pourrait entamer l’intérêt du récit et pourtant c’est tout l’inverse qui se passe. On jubile de cette puissance divine qui assimile un simple mortel à un Dieu vengeur façon Ancien Testament. Et on admirera lorsque ce personnage fera sa troisième naissance en passant de l’Ancien au Nouveau Testament. Arrivé aux deux derniers chapitres, j’avoue avoir été ému à la lecture de l’épreuve qu’il fait subir à Maximilien Morrel. C’est une chose que j’avais oublié ou peut-être que je n’avais pas saisi lors de mes premières lectures. Pourquoi Monte-Cristo ne dit-il pas tout de suite à Morrel ce qu’il est advenu de Valentine ? Pourquoi cette mise à l’épreuve d’un mois ? Et pourquoi aller jusqu’à lui présenter une coupe empoisonnée qu’il réclamait pour se suicider et rejoindre Valentine ? C’est qu’après ses machinations pour faire tomber le malheur sur ceux qui l’ont trahi, après être allé peut-être un peu trop loin, après le doute, il lui faut de quoi rétablir la balance. Autrefois sans Dieu ni maître, il accepte et craint à présent la présence d’un être divin au-dessus de lui et il a soif de rachat. Et comme le Comte ne sait faire que des machinations, il en fait une pour le bonheur de quelqu’un qui le mérite. Le problème, c’est qu’après avoir mis les mains dans un cambouis social désespérant de bassesse, il lui fait la certitude d’aider quelqu’un de totalement pur, sincère dans son désespoir, seule condition pour que la balance retrouve son équilibre et permette à Dantès d’effectuer une troisième naissance avec Haydée.
D’une certain manière, la fin est une sorte de réécriture rêvée de ce qu’aurait dût être la destinée de Dantès. Le duo Morrel /Valentine, c’est un peu Dantès/Mercédès qui ont la chance de poursuivre leur amour sans être interrompus par la maréchaussée. Avec aussi une mise à l’épreuve pour le jeune couple, celui de la perte de l’être aimé. En cela Morrel est aussi bien le double de Monte-Cristo (plus d’une fois le Comte fait montre à son égard d’une véritable sollicitude de père, voyant en lui une sorte de fils spirituel) que celui de Mercédès. Un double qui doit faire face à l’absence et dont on va tester la capacité à survivre ou non à cette absence. Si le désir de mourir supplante celui de vivre, ce sera la preuve d’un amour absolu que rien ne pourra consoler, d’une personnalité qui n’a pas été corrompue par la société dans laquelle elle vit, une personnalité incapable d’oublier, de se remettre d’une perte. Et offrir le bonheur à un tel être consisterait pour Monte-Cristo à effectuer un geste sublime qui annulerait les tragiques excès de sa vengeance.
Quant à Haydée, elle est la conclusion à cette parenthèse de près de vingt-cinq ans de la vie de Monte-Cristo, et dont Mercédès était le point de départ. Si Mercédès peut faire figure de Pénélope défaillante, Haydée serait une Calypso victorieuse. A l’impossibilité pour l’homme qu’est devenu Dantès de se poser dans une Ithaque, il trouve l’amour chez une femme à laquelle sont associées l’idée d’exotisme et de voyage. Monte-Cristo, c’est un peu une Odyssée dans laquelle le voyage n’est plus synonyme de souffrance mais devient eu contraire l’essence même du bonheur.
Bon voyage Dantès ! Et prends ton temps avec Haydée. J’aurai besoin d’oublier un peu tes aventures avant de te retrouver pour une quatrième lecture…
Sur le feuilleton radiophonique :
38 épisodes de 30 minutes, soit une odyssée radiophonique de 18 heures, c’est ce que propose la somptueuse adaptation de Pierre Dupriez et de Serge Martel, diffusée en 1980. Evidemment, avec une telle latitude de temps, on devine que l’adaptation est particulièrement fidèle. Avec cependant une entorse faite au roman lors de l’ultime chapitre, quand Dantès part avec Haydée. Mais cette entorse n’est pas non plus désagréable en soi et ne gâche en rien l’énorme qualité du travail effectué dans cette fiction, que ce soit dans l’interprétation des acteurs ou la restitution des ambiances avec des bruitages qui vous donne l’impression d’être projeté mentalement parmi les personnages. Brillant.