Terminer une série fleuve telle que Mad Men s’accompagne souvent d’un petit pincement au cœur, celui de se dire que le voyage est terminé et que l’on va devoir quitter une galerie de personnages que l’on a parfois détestés, souvent aimés.
A cela s’ajoute la crainte de voir la série se terminer sur une fausse note. Après plusieurs saisons d’excellence, il peut être rageant de terminer sur un épisode suscitant un haussement d’épaules accompagné d’un « tout ça pour ça ! ». Lynch, avec sa saison 3 de Twin Peaks, ne s’était pas raté sur ce point, l’ultime scène du dernier épisode me hante encore. Six Feet Under s’était aussi achevé sur une note grandiose pour laquelle il était bien difficile de ne pas ressentir un frisson. La fin de Breaking Bad, sans être exceptionnelle, restait largement satisfaisante dans sa manière de conclure. Même chose pour Game of Thrones, quoiqu’en dise les fâcheux. J’ai en revanche moins vibré pour la fin de Lost (il faut dire aussi que j’avais commencé à décrocher à partir de la saison 3, je ne sais pas comment j’ai fait pour aller au bout) et j’ai franchement éclaté de rire avec Dexter et son final bûcheronesque (mais ça faisait un certain temps que la série faisait dans le n’importenawak).
Bref, au moment de lancer le quatorzième épisode de la saison 7 de Mad Men, je croisais les doigts pour avoir à la fin un délicieux sentiment d’accomplissement. Durant toutes les semaines qu’a duré le visionnage de la série, regarder un (parfois deux, voire trois) épisodes a été un rituel souvent entrepris au moment de l’apéro (difficile de ne pas picoler devant cette série où les personnages sont toujours en train de s’enquiller des verres de whisky). Je m’y suis senti bien, à la fois sidéré par la richesse de la reconstitution et charmé par la profondeur psychologiques de tous ses personnages. Et quand en plus une partie du visionnage a coïncidé avec deux événements (le confinement et un problème d’ordre matériel) qui ont un poil bouleversé ma vie, automatiquement la série s’est vue se bonifier à mes yeux d’une valeur supplémentaire. Au même moment j’étais plongé dans quelque lecture proustienne et je me suis rendu compte combien cette série pouvait être eplorée de nouveau au fil de l’existence. J’en ai fini avec Don Draper, mais momentanément, je gage que dans dix ans j’entreprendrai une autre visite de Madison Avenue pour le retrouver, lui et Roger, Joan, Pete, Peggy, Bert, Stan et les autres.
Pour en revenir à l’ultime épisode et à sa conclusion, je dois dire que je craignais le pire (ah ! lecteur qui craint le spoil, cet article n’est pas pour toi car sache-le, je ne vais pas m’embarrasser de formules elliptiques). Don, en totale perdition depuis les épisodes précédents, se trouve englué dans une communauté hippie pratiquant les discussions d’entraide et une sorte de méditation yoga/new age. Ajoutons qu’il a appris que Betty, sa première femme, est atteinte d’un cancer incurable et qu’avoir quitté sa nouvelle agence de pub sur un coup de tête (un gros morceau, l’agence McMann-Erickson qui a fait de Draper sa superstar) risque de lui coûter sa carrière. Don est alors une loque. Tout le long de la série c’est une chose qui a pu lui arriver et à chaque fois il a pu revenir à son travail avec éclat mais là, avec les conclusions diverses que connaissent les autres personnages (on pense notamment à Betty ou à Joan), on se demande vraiment s’il va être capable de s’en sortir.
Arrive la scène finale :
En haut d’une colline, entouré de personnes tout de même plus variés que les robots en costards de son agence, Don, apaisé, en position du lotus, scande doucement des « aum ».
La caméra se rapproche de son visage : pas une lueur d’inquiétude, pas la moindre contraction, il semble serein.
Et puis vient un sourire :
Il faut rappeler que on Draper n’est pas un personnage particulièrement généreux en sourires et le voir en dégainer un à ce moment précis est assez exceptionnel. On se dit que, ça y est, l’homme a enfin retrouvé un équilibre intérieur. Peut-être même a-t-il atteint l’Illumination ! Sauf qu’il y a quelque chose ‘étrange dans ce sourire, avec cette commissure gauche qui se baisse fugitivement, comme pour essayer d’atténuer un sourire déplacé dans cette circonstance, comme si sa cause n’avait finalement aucun rapport avec une illumination intérieure. A moins qu’il ne s’agisse d’un sourire de pure auto-satisfaction, possible aussi. En fait, il y en a bien une d’illumination mais elle est de celle que cherche tout « ad man ». Alors que le plan sur ce sourire dure encore un peu, on entend alors la voix d’une jeune femme entamer une chanson…
I’d like to build the world a home
Et, au moment du deuxième vers, la scène bascule sur ce visage :
On assiste alors à ça :
L’image est retro et on comprend tout de suite que l’on est devant une pub. Attention ! Pas n’importe quelle pub. Il s’agit de la pub de 1971 pour Coca Cola surnommé « hilltop ». Considérée rien moins comme l’une des plus grande publicités télévisuelles de tout les temps, elle nous montre, postés en haut d’une colline, une centaine de jeunes figurants de tout horizon, dans des vêtements divers et variés (hyppis, hindous, japonais, etc.), tenant à la main une bouteille de Coca et entonnant en pleine communion un chant d’amour envers Coca Cola et une vie de paix et de simplicité. Il s’agit d’une des pubs emblématiques de Coca Cola au début des années 70, pub réalisée par… McMann-Erickson, l’agence de Draper.
Ce qui est évidemment fortement suggéré dans cette séquence, est que ce qui fait sourire Draper n’est pas l’idée d’une tranquillité intérieure retrouvée mais THE idée, celle à l’origine de cette pub et qui va lui permettre d’opérer une énième fois son grand retour dans le monde de la pub, cette fois-ci dans la major league avec rien moins une idée de génie pour séduire la marque de soda superstar. Et ce que j’aime dans tout ceci, c’est que l’on peu se demander dans quelle mesure Draper n’a pas organisé sciemment sa déchéance dans les précédents épisodes dans le but d’atteindre une situation de détresse intérieure, détresse qui appellera une séance de tabula rasa dans les grandes largeurs, terreau qui sera le plus à même de faire jaillir une idée de génie. C’était d’ailleurs le conseil qu’il donnait à Peggy dans la saison 1 : « Peggy, réfléchis profondément à ton travail, puis oublie-le, et une idée te sautera à la figure ». Dans l’épisode 12 de la dernière saison, alors qu’il assiste une réunion avec les huiles de la créa de McMann-Erickson, Don décide de se barrer sans donner d’explications. Rétrospectivement, on se dit qu’il y avait dans cette réunion présentant des dossiers tout préparés sur lesquels il y avait à tout de suite réfléchir pour trouver des idées quelque chose d’anti-intuitif ne pouvant que déplaire à Draper. A un moment, il se retourne vers la fenêtre derrière lui et regarde l’extérieur. Il observe intensément un avion au loin, laissant un sillage au-dessus de l’Empire State Building. Puis Don se barre, comme s’il venait d’avoir l’intuition que la clé ne se trouvait non pas entre les quatre murs d’une salle de réunion mais à l’extérieur, face à un ciel bleu et avec une brise lui caressant la joue.
Pour Draper, avoir une idée s’apparente à un don. Mais cela ne veut pas dire non plus que tout tombe du ciel. Dans son cas, c’est intimement lié aux affres de sa propre vie, double inversé de la vie heureuse et paradisiaque qu’il n’a de cesse de vendre dans ses pubs, « l’idée » étant souvent tapis dans des situations ordinaires, tapis au milieu des affres intérieures et des obligations extérieures.
Evidemment, l’ultime scène est cynique car on quitte l’image du disciple de Bouddha atteignant le nirvana pour celle de l’apôtre du consumérisme qui a choppé l’idée synonyme de millions de dollars. Mais d’un autre côté, si Draper a souvent pu être perçu comme un fieffé salopard tout le long des saisons, il est aussi un homme qui par bien des aspects apparaît comme éminemment positif. Le salopard de « Mad Man » a repris le dessus à la fin et pourtant difficile de ne pas se départir d’une sentiment de sympathie envers cet homme que l’on sait riche et profond… et avec lequel on se dit qu’il serait bon de siroter une bouteille de Coca en haut d’une colline. Une fin aboutie et merveilleuse.
J’avais écrit il y a longtemps un autre article sur Mad Men .