La Petite Fille de la Terre Noire
(Jeon Soo-il – 2008)
Hye-Geon, mineur de son état, a passé sa vie à broyer du noir au sens propre à plusieurs centaines de mètres sous terre. Il s’apprête maintenant à en broyer au sens figuré puisque, non content d’avoir perdu son travail à cause d’une restructuration de personnel, il apprend qu’il a contracté au passage une grave maladie pulmonaire. Ajoutons à cela qu’il doit s’occuper d’un fils attardé et que l’indemnité liée à sa maladie tarde, tarde vraiment à venir. Au milieu de ce désastre, il y a Yeong-lim, sa petite fille de neuf ans qui se débrouille pour que la famille suive une meilleure route. Mais c’est loin d’être gagné…
Après Black Coal, Thin Ice, on reste dans le charbon et la neige avec cette terrifiante histoire qui m’a fait penser à une sorte de double dramatique de Jarinko Chie, le film d’animation de Takahata. Dans les deux cas, on a une petite fille qui va occuper le rôle de mère de famille pour suppléer aux défaillances d’un père catastrophique. Après, la comparaison ne va pas plus loin car on comprend assez vite que l’avenir s’avère être méchamment bouché pour une petite fille née sur une terre maudite où chômage et misère sont le lot des habitants de cette ville minière. Le père a beau chercher, son avenir est inextricablement lié à sa condition de mineur :
Ainsi lors de cette scène où il fait du toboggan sur une montagne de charbon
Quant à Yeong-Lim, un plan nous la montre traçant les contours d’une fleur dont les racines sont rattachées à du charbon :
Le motif de la transformation en fleur est évoqué par ailleurs lors des deux scènes où apparaît une jeune femme dans un manteau bleu. Contrastant avec la petite fille en rouge, on se dit que cette femme évoque évidemment une mère idéale qui permettrait d’améliorer considérablement la situation familiale. Elle peut aussi être vue comme la femme de la ville (le départ pour la ville est un des thèmes du film) que Yeong-lim que désirerait être plus tard, si les aléas de son existence le lui permettent.
Car comment s’épanouir sur cette terre où l’on annonce du jour au lendemain à des habitants qu’ils doivent déguerpir de leur maison car elle va être détruite ? Il n’y a pas trente-six solutions, il faut commencer par ne pas faire comme le père, à savoir sombrer peu à peu dans l’inaction et l’alcool. La petite-fille va agir. Impertubable, elle va s’occuper de Dong-gu, son frère attardé qu’elle protège contre ses camarades de classe puis de son père qui va devenir peu à peu violent envers lui. Peu à peu les sourires disparaîtront de son visage et une certaine saleté va émailler sa personne. Elle va malgré tout tenir mais lorsqu’il ne sera plus possible pour elle de faire face au naufrage de sa famille à cause de l’irresponsabilité paternelle, elle commettra deux actes terribles qui lui permettront de couper radicalement les ponts avec la terre noire. Ces actes lui permettront-ils d’éclore et de devenir cette fleur tracée sur la neige ? On l’espère mais on en doute. Le dernier plan où on la voit attendre à la station du bus pour quitter définitivement son milieu est très pessimiste. Le bus passe, s’arrête à la station, puis repart en nous laissant face à la fillette qui finalement n’est pas partie.
C’est pas vraiment la joie donc, encore moins que dans Black Coal dont la chute permettait d’esquisser un sourire. Après, on ne peut que louer Jeon Soo-Il pour avoir su échapper à tout misérabilisme. Il aurait pu en faire des tonnes dans le détail malsain et la musique larmoyante, au lieu de cela, il reste dans un regard d’une grande neutralité et dans une grand économie de moyens qui fait merveille. Pas besoin de forcer le trait : le belle lumière hivernale qui inonde le paysage suffit à rendre poignante par effet de contraste les difficultés de Yeong-Lim à s’occuper de son frère et de son père. Sordide, l’histoire l’est certainement mais sans que cela s’accompagne d’une laideur crapoteuse, d’une sorte de naturalisme zolien qui aurait pu être gênant. Une très belle scène nous montre ainsi le père en train de boire un verre dans un bar occupé par ses anciens collègues mineurs. Il chante une chanson évoquant les difficultés de leur métier et le fatalisme qui en découle. On les écoute respectueusement, presque charmé. Et il n’en va pas autrement envers ce père dont on réprouve la fuite vis-à-vis de ses enfants mais que l’on ne saurait blâmer totalement. De même pour la petite fille qui, malgré la dureté de son acte à la fin, nous donne l’impression d’être une figure moderne de l’enfance perdue à la Oliver Twist. Face à ce monde qui « broie » des êtres aussi vulnérables que des bouts de charbon, il faut lutter, quitte à perdre son innocence, chose qu’Oliver a la chance de préserver.
8/10
+
– Le regard réaliste mêlé à une narration qui va à l’essentiel. Pas besoin de s’appesantir : chaque scène présente un détail signifiant et qui fait évoluer l’histoire de la famille.
– La petite fille jouant Yeong-lim, confondante de naturel.
– L’absence de pathos appuyé.
–
?
Ce film m’avait mis une p’tite claque. Bien aimé parce que bien traité, bien incarné avec quelques idées dans la compo’ des plans. Il commence à dater dans mes souvenirs mais j’en garde encore une bonne impression, notamment sur ce que tu soulignes à juste titre : « on ne peut que louer Jeon Soo-Il pour avoir su échapper à tout misérabilisme. » Carrément, là où d’autres en auraient fait des tonnes. Pas toujours évident de garde un juste milieu avec ce genre de récit. On peut vite tomber dans le pathos nauséabond.
I.D., pause café en mode Les Corons de Pierrot Bachelet…
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Deux autres films ont été fait depuis par Soo-il dont un dont le titre (« El Condor Pasa ») me tente bien.
Olrik, pause café en mode Working in the coal mine de Lee Dorsey
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Si faut rester dans l’univers (« El Condor Pasa », connaissais pas, vais voir ça), t’as peut-être vu (et de toi, ça ne m’étonnerait pas, et suis même persuadé de t’avoir lu au détour d’un com’) le film chinois « Blind Shaft » de Li Yang, inspiré d’un fait divers. Pas mal du tout.
I.D., en mode prépa’ de l’apéro time en fredonnant El’ Mine de Levure…
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Eh bien non, je ne connais pas du tout mais évidemment ça m’intéresse.
Dans le style documentaire il y a les fabuleux « Rails », « Rouilles » et « Vestiges » de Wang Bing. A peu près 9 heures en tout que je m’étais enquillées dans un laps de temps assez court. Totalement hypnothique. Faudra que j’en reparle ici à l’occasion.
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« A l’Ouest des rails » de Wang Bing, oui c’était un sacré morceau. J’avais chopé le DVD édité chez Mk2. Vrai que c’est hypnotique, une vraie expérience. Assez décontenançant aussi. Par contre, je n’avais pas eu le courage de le revoir au cinéma. Vague souvenir d’une projo’ intégrale.
Lorsque je l’avais vu, je mettais pas mal posé de questions à son sujet, notamment à savoir si une œuvre comme celle-ci avait sa place dans une salle de cinéma et si nous n’étions pas dans un cinéma expérimental de galerie d’art.
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Le voir in extenso dans une salle obscure doit être une sacrée expérience. Je me suis rematé un bout de Rails dernièrement, juste les vingt premières minutes, avec l’arrivée par train au cœur du complexe sidérurgique, la découverte de la salle « détente » des ouvriers, les discussions que l’on y entend ainsi que les disputes (on assiste au spectacle de deux ouvriers un brin bourrés en train de se mettre sur la gueule). Pas eu le courage d’aller au-delà parce que j’avais d’autres choses à voir mais c’est clair que j’ai rarement eu autant l’impression devant un film d’être aussi hors du temps, hors de l’espace. Sentiment qui doit être décuplé quand tu te coltines le film au cinéma durant 9 heures.
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Et que tu ne dormes pas entre deux séquences ! 😉 Mais oui, assister à une séance comme celle-ci doit être quelque chose.
En tout cas, je revois comme si c’était hier les scènes dont tu parles et je retrouve à l’instant son atmosphère.
D’ailleurs, faudrait que je parte à la découverte de ses autres œuvres parce qu’à part « Le Fossé » et le film dont on parle ici… que dalle, nada, rien.
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Pas vu le fossé. Sinon il y a Alone (2013) que l’on trouve en HD.
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